Ombres portées, 1891

Ombres portées
Huile sur toile, signée et datée en bas et à droite, 1891
117 X 68 cm
Paris, Musée d’Orsay

La part de l’ombre

Le tableau représente un couple posant devant un mur revêtu d’un papier peint beige rosé, au motif discret. La lumière est artificielle, éclairage au gaz ou peut-être électrique, puisqu’en 1891 la fée électricité a déjà fait son apparition. La source de lumière, en tous les cas, est placée en bas et dirigée vers le haut. Pas d’arrière-plan, pas de décor, rien d’autre n’est offert à la vue que ce couple, ce couple et son ombre.

L’homme assis, peint de trois quarts, regarde la jeune femme qui se tient debout à ses côtés, légèrement derrière lui. Leurs deux corps se font face. Leurs visages peints avec une extrême précision, comme c’est très souvent le cas chez Friant, sont placés au centre de la toile, sur une même diagonale, chacun d’un côté de la ligne verticale qui divise le tableau en deux, le visage de la femme surplombant légèrement celui de l’homme.

Le visage de l’homme, plutôt arrondi et au teint un peu sanguin est présenté de profil, ce qui accentue encore l’intensité du regard qu’il adresse à la femme, insistance et empressement par trop appuyés faisant remonter le fard à ses joues. L’homme regarde intensément la femme, il ne la quitte pas des yeux. Les sourcils levés, le front plissé, il l’implore et tient entre ses doigts une de ses mains qu’elle semble lui avoir abandonnée. Mais ce n’est pas la main tendre des grandes amoureuses. Aucune langueur dans cet abandon.

La femme, elle, toute en retenue, évite le regard de l’homme, elle détourne ses yeux vers le sol, la tête légèrement inclinée sur sa droite. Son visage, de forme ovale, contraste très nettement avec celui de l’homme : Friant a choisi des couleurs plus froides, tirant sur le bleu et donnant à la peau un aspect de transparence laiteuse, soulignée encore par la présence d’une voilette. Une légère touche de rose teinte ses joues et fait écho au discret ruban rouge du chapeau. Cette femme semble inatteignable, perdue dans un ailleurs de rêverie, mystérieuse, absente.

Ce qui accentue encore cette impression d’absence est la manière dont Friant se joue des lois de l’optique en inversant le rapport des ombres, distendant volontairement celle de la femme et diminuant celle de l’homme, procédé qui sera repris plus tard par le cinéma. L’effet d’éloignement entre les deux protagonistes s’en trouve ainsi majoré, l’écart entre les ombres des têtes étant plus important qu’entre les têtes elles-mêmes.

Enveloppée de son ombre, comme drapée dans un épais manteau de velours, la femme, bien qu’occupant toute la moitié gauche de la toile, semble s’en échapper comme pour suivre cette ombre et faire retour vers cette part d’elle-même qu’elle a sans doute trop négligée. La femme donc s’absente de l’échange, des tracasseries futiles, elle quitte la scène, se met à distance. Contrairement à son compagnon, elle ne cherche plus son image dans les yeux d’un partenaire, libérée de la quête de son reflet, libérée de ce narcissisme primaire, elle lâche la proie, l’illusion de tenir, de posséder, pour l’ombre, pour cette ombre portée, assumée, qui fait d’elle une femme dans toute l’épaisseur de son être. L’ombre portée devient ombre portante.

Mô Frumholz-Burtin