Premier Assaut, 1893

Premier assaut
Huile sur toile, signée et datée en bas et à droite, 1893
190 X 120 cm

PRIS SUR LE VIF

Nous sommes tout près du pont de Malzéville, dans un jardin isolé des bords de la Meurthe par une haute palissade en bois et par une petite clôture amovible que l’on entrevoit sur la gauche. Un jeune homme, pour le moins empressé et entreprenant (il n’a pas pris le temps de se chausser, il est en pantoufles, sa chemise s’est échappée de sa cotte à bretelles et laisse apparaître un peu de la peau de son dos), fait irruption dans le tableau et se précipite sur une jeune fille qu’il savait sans doute pouvoir trouver là, à moins que tous deux aient organisé cette rencontre. Il se croit à l’abri des regards et tente de lui dérober un baiser. La jeune fille mi-consentante, mi-effarouchée le repousse et détourne pudiquement son visage. Elle sourit et le rouge lui monte aux joues. Ni l’un ni l’autre n’aperçoivent, debout derrière la petite clôture, une jeune adolescente qui les observe avec une inquiétude mêlée de curiosité. En bas à gauche, au tout premier plan, trône un magnifique chou entouré de massifs de chrysanthèmes. C’est la fin de l’été.

Arrêtons-nous sur la manière dont Friant campe cette scène. Il choisit un format vertical à la française, souvent utilisé pour peindre des portraits, mais aussi des éléments d’architecture. La dimension de la toile est spectaculaire : pratiquement 2 mètres de haut sur 1 mètre 20 de large. Le critique Arsène Alexandre n’a d’ailleurs pas compris pourquoi le peintre choisissait un format aussi grand pour peindre « une vulgaire scène de rut au coin d’un mur ». Friant a choisi à dessein ce cadrage vertical, très resserré, qui évacue une grande partie de l’environnement et permet de focaliser le regard sur les points forts. En engageant l’œil dans une dynamique ascendante, Friant donne encore plus de mouvement et de force au jeune couple enlacé, qui semble perdre l’équilibre dans une oblique audacieuse. De plus, il incite le spectateur à faire le lien entre les points forts et à ressentir toute la dimension symbolique de l’œuvre.

Deux ans auparavant, Friant avait déjà utilisé ce même cadrage vertical pour une autre œuvre hautement symbolique, Ombres Portées, d’un format moins grand.

Premier assaut montre la maîtrise que Friant possède de l’outil photographique, et le parti qu’il sait en tirer. Loin de se laisser aveugler par les possibilités de cette nouvelle technique, ainsi qu’on le prétend encore trop souvent, il en joue pour détourner certains codes et créer un écart, une mise à distance visant à rompre habilement avec les conventions et à faire entrer ainsi dans des compositions à priori classiques, des points de vue inhabituels et originaux.

Premier assaut fonctionne bel et bien comme un instantané nous donnant un aperçu de la scène prise sur le vif. Friant, par son choix de composition, donne l’illusion d’avoir saisi, dans l’instant, ce baiser volé comme pourrait le faire un paparazzo à l’affût de scoops à publier à la une de la prochaine édition du journal pour lequel il travaille.

Voyons maintenant comment Friant a choisi de disposer ses personnages : le couple occupe les deux tiers à droite de la toile et la petite adolescente le tiers à gauche. Une ligne de force verticale, matérialisée par l’extrémité de la palissade de bois, sépare ainsi deux espaces, le premier où le couple se croit à l’abri, protégé du regard des autres et le second où il en est la proie, surpris en flagrant délit par la jeune adolescente. Ce second espace se dédouble à son tour puisqu’il est à la fois le lieu d’où l’adolescente observe mais aussi celui où elle est elle-même observée, bien qu’elle n’en ait pas conscience.

Si l’on trace les deux diagonales qui traversent la composition, deux espaces de forme triangulaire  apparaissent de manière évidente. C’est par le jeu très élaboré des lignes de force et des regards que Friant donne vie et naturel à ses personnages et qu’il dirige progressivement notre œil sur l’assaut.

Le triangle de gauche, un peu en arrière-plan, est celui de l’ombre, où se cache le regard de l’intrus, du voyeur, de celui qui épie. L’adolescente placée à l’extrême bord gauche de la toile, suggère d’ailleurs un hors champ, faisant écho de manière symétrique et simultanée à l’irruption bruyante du jeune homme à droite du tableau.

Au premier plan à droite, un grand triangle est formé par le couple lui-même, se livrant bataille dans un corps à corps qui ne laisse place à aucun espace : leurs corps paraissent soudés, la main droite du jeune homme enserre la taille de la jeune fille, tandis que sa main gauche tente d’éloigner de son visage la main droite de la jeune fille qui repousse les lèvres de son assaillant. L’ensemble des forces et contre-forces inscrites dans cette partie de la toile produit cet effet de violence tant décrié par la critique de l’époque. L’assaut brutal du jeune homme est rendu par l’inclination du haut des corps des personnages : le couple penche à l’oblique vers la gauche, entraînant avec lui dans ce mouvement la jeune adolescente, elle aussi penchée comme si elle recevait par ricochet la violence de cette agression et de la révélation qu’elle lui fait entrevoir. Toutes les lignes de fuite se rejoignent au-delà de la toile elle-même dans l’angle supérieur gauche et renforcent l’impression que cette scène est prise sur le vif et que nous en sommes les témoins en temps réel.

N’oublions pas le magnifique chou entouré de massifs de chrysanthèmes qui trône au premier plan. Il est relié au couple par le regard plongeant de la jeune fille qui semble sur le point de tomber sur lui. Fuyant le regard intrusif de l’homme, ses yeux sont dirigés sur le chou qui se trouve également dans le prolongement du corps de la jeune adolescente, créant ainsi un autre triangle, pointe en bas cette fois.

Symboliquement et dans le folklore populaire, le chou représente à la fois la fécondité, la naissance et la mort. L’allusion à la sexualité est donc évidente et la présence du chou fonctionne à la fois comme avertissement pour la jeune fille lui rappelant ce qui pourrait advenir si elle cédait à ses désirs et comme énigme pour la jeune adolescente qui connaît bien sûr la chanson « Savez-vous planter les choux à la mode, à la mode…. ? » et qui commence à s’interroger sur la pertinence des explications données aux enfants au sujet de la venue au monde des bébés dont on dit, pour les garçons du moins, qu’ils naissent dans les choux.

Reste à jeter un coup d’œil à la palette de couleurs. Elle aussi contribue à créer la tension de la toile : elle oscille du vert bronze de la cotte de travail, au rose jaune de la chemise et au violet de la robe et du chou, le tout ourlé du vert luxuriant de la végétation. Notons que la couleur verte fut longtemps, avant de devenir aujourd’hui celle de l’espoir et de la liberté, le symbole de l’instabilité, de l’infidélité, de ce qui ne dure pas, comme la jeunesse, la vigueur, l’amour. Remarquons les jolies pointes de jaune lumineux des fleurs naissantes. Le jaune, couleur présente dans le rose de la chemise, est associée de tout temps à l’automne, mais symbolise aussi la trahison, la tromperie, le mensonge (au 19ème siècle, les maris trompés étaient caricaturés en costume jaune) et l’exclusion (l’étoile jaune). Quant au violet qui habille souvent les personnages féminins chez Friant, il symbolise la connaissance (au sens biblique ?) mais peut être associé au deuil ou à la mélancolie, d’où sa présence également sur le chou.

La combinaison de ces lignes de force et de tous ces éléments symboliques produisent un puissant  effet de tension et d’instabilité, d’une vérité et d’un modernisme qui choquèrent le public et les critiques de l’époque. Même la critique parisienne « peu prude ordinairement, n’a pu supporter ce spectacle et juge le sujet vulgaire, l’interprétation brutale, indécente. […] » peut-on lire dans L’Est Républicain du 26 05 1894). La présence du chou en lieu et place de vanité rappelant le caractère éphémère des choses, combinée à la symbolique des couleurs et au sujet d’un réalisme saisissant, a certainement contribué au rejet par le public de cette œuvre pourtant d’une grande puissance et d’une troublante justesse psychologique.

Mô Frumholz-Burtin